La Boussole | Exérèse

EXÉRÈSE*

Après deux ans d’attente et de délestage – on comprend pourquoi – je suis aujourd’hui à l’hôpital pour me faire opérer d’une hernie abdominale qui m’empêche de vivre pleinement ma vie de septuagénaire. J’ai pris bien soin de venir à la bonne heure et à la bonne salle, accompagné de mon épouse de longue date qui m’offre support et assistance (Art. 392 par.2 C.C.Q.).

À peine assis, une infirmière vêtue de la tête aux pieds en C19-N95, vient me parler :

– Vous êtes Jacques Mauffette?
– Oui.
– Vous avez rendez-vous à 10h40 avec le docteur T.?
– Oui.
– Vous avez la liste de vos médicaments?
– Oui.

La Boussole | Exérèse

Je lui tends docilement (pas avenante, je pense, mais efficace, certainement).

Elle s’en va avec ma liste et revient un instant plus tard avec une tablette sur laquelle est fixé un formulaire qu’elle me tend.

– Signez ça ! C’est pour l’opération.

C’est vrai. Ayant déjà été opéré une couple de fois, je me souviens qu’il y a toujours quelque chose à signer avant.

Un peu surpris par la rapidité du processus, je prends tout de même le temps de lire le document. Notaire retraité, je sais combien il importe de lire ce qu’on nous donne à signer.

Je sens qu’elle me regarde; qu’elle piaffe. Je l’entends quasiment battre du chausson (impatiente-toi tant que tu voudras, je vais quand même lire ce qu’on me demande de signer).

Je vois que c’est bien mon nom qui est écrit sur le formulaire. Après ça, je regarde dans la case « OPÉRATION ». Et je vois que c’est écrit : EXÉRÈSE.

EXÉRÈSE? Le mot sonne drôle à mon oreille de patient.

En séquence,  je pense :

  1. EXÉRÈSE, c’est peut-être le terme médical pour l’opération d’une hernie?
  2. Ayant étudié le latin, je sais que le préfixe « ex » dans EXÉRÈSE* veut dire « enlever ».
  3. Fils de médecin, je sais aussi que l’opération d’une hernie consiste à refermer une fissure dans la ceinture musculaire abdominale; pas à enlever quelque chose.
  4. Pensée audacieuse : se pourrait-il qu’une erreur ait été commise sur le formulaire?

Sur l’élan de mon audace, je remets la tablette à l’infirmière en lui disant courageusement : « Il doit y avoir une erreur quelque part… je ne suis pas ici pour une exérèse, mais pour une hernie ».

Le regard courroucé, elle jette un coup d’œil au formulaire et s’en retourne d’où elle était venue dans un frou-frou de jaquette. Après un moment, elle revient : 

– « Euh, il y a eu une erreur quelque part… Le docteur ne va pas vous opérer aujourd’hui… Retournez chez vous. On va vous rappeler pour vous donner un autre rendez-vous. ‘Scusez! »

Éberlués, on s’en retourne, ma femme et moi, à la maison. Un peu en état de choc. Pas en état de choc post opératoire. Plutôt en état de choc non opératoire.

En préparant le dîner, on échange sur l’événement. Et on en vient à penser deux choses :

  1. D’abord, on fantasme sur ce qui aurait pu arriver si j’avais signé le formulaire sans m’arrêter au mot EXÉRÈSE. Sûr, je ne me serais pas réveillé après l’opération avec une oreille, une jambe ou quoique ce soit d’autre de mon précieux corps qui aurait été « exérésé » par erreur de formulaire. Mais, quand même!
  2. Ensuite, on conclut que j’ai été chanceux. Chanceux d’avoir eu le réflexe (de notaire) de lire avant de signer, le fameux formulaire.

En fait, à bien y penser, ce n’est pas tant un réflexe de notaire que j’ai eu. C’est plutôt un réflexe de bon sens. Pas besoin d’être notaire pour savoir qu’il faut lire le document qu’on nous demande de signer. Même si celui qui nous le présente a l’air d’être pressé; même s’il qualifie le geste de simple formalité. Même s’il appelle le document une paperasse; même encore, s’il qualifie notre signature de « petite » comme dans « petite signature ». Méfiez-vous des diminutifs. En apposant votre signature, vous autorisez un geste important. Ici, une opération sur votre corps chéri. Une autre fois, une opération concernant vos biens ou votre argent, chéris eux aussi. La lecture préalable s’impose.

LECTURE, RÉCEPTION DE SIGNATURE. DEUX GESTES IMPORTANTS AU CŒUR DU NOTARIAT

Alors qu’on lit dans les journaux que près de la moitié des Québécois sont fonctionnellement analphabètes, le notaire sait pourquoi l’article 51 de la Loi sur le Notariat lui impose de lire l’acte notarié au client avant de lui faire signer. En effet, le notaire ne doit jamais oublier l’importance que revêt pour le client la signature de l’acte qu’il lui présente. Cette opération n’est pas une formalité. L’acte à signer n’est pas une paperasse et la signature du client est tout sauf petite. Commet une erreur grave le notaire qui banalise ou bâcle l’opération de la lecture et de la réception de signature d’un client. Commet une erreur grave le notaire qui, à cette occasion, affiche une mine froide ou distante; qui, après avoir lu plus ou moins complètement, plus ou moins intelligiblement l’acte, poursuit avec quelques phrases du genre :

– Vous avez compris?
– Pas de question?
– Bon ben, signez!

Tout au contraire, le notaire doit lire l’acte intelligiblement au client et afficher une mine sérieuse et solennelle au moment de recevoir sa signature car, pour ce dernier, l’acte qu’il s’apprête à poser est assurément sérieux et solennel.

L’entrevue précédente devrait plutôt se dérouler de la façon suivante :

– Voici pour la lecture de l’acte (de vente/achat, hypothèque, etc.) que j’ai préparé pour vous.
– L’avez-vous compris?… (attendez quelques instants.)
– N’hésitez pas à me poser des questions… (attendez quelques instants.)
– Laissez-moi vous le résumer.
– Est-ce que ça fait votre affaire?… (attendez quelques instants.)
– Êtes-vous prêts à le signer?… (attendez quelques instants.)

Sur une réponse affirmative, le notaire peut alors dire « Bon, bien, allez-y! »

Et quand c’est un acheteur qui pose sa signature, vous pouvez conclure : « Vous venez d’acheter le 5, des Pommiers, à Gatineau. C’est une belle maison. Je vous félicite et j’espère que vous allez vivre heureux dedans. »

En parlant ainsi, vous laissez voir au client que vous êtes au diapason de ses émotions. En agissant ainsi, vous vous comportez en officier public, en conseiller juridique. Vous êtes tout sauf un rubber stamp!

Rappelez-vous : si vous agissez comme un rubber stamp, vous méritez d’être traité et payé comme un rubber stamp. Et si vous agissez comme un officier public, comme un conseiller juridique, votre service sera apprécié au plus haut point. Il n’aura pas de prix.

Jacques Mauffette, notaire honoraire


* Le Robert définit l’exérèse comme une opération chirurgicale par laquelle on enlève de l’organisme quelque chose qui lui est nuisible ou étranger.